Le 1er janvier 2025, la mesure d’interdiction de l’importation de la volaille est entrée en vigueur mais n’est pas encore appliquée par le gouvernement. Un moratoire a été accordé, selon son porte-parole Wilfried Léandre Houngbédji, pour régler le problème de l’insuffisance de la production nationale. Joint hier, mardi 4 mars 2025 par votre journal, le consultant de l’Interprofesion de l’aviculture du Bénin (Iab), Bonaventure Camille Azomahou, avoue ne pas comprendre les mobiles d’une telle décision. Pour ce dernier, « il y a quelque chose qui ne tourne pas très rond » vu tout le temps qui s’est écoulé entre avril 2023 et mars 2025 avant l’annonce du moratoire. Lire son entretien.
Le Matinal : Le gouvernement a accordé un moratoire avant l’entrée en vigueur de la mesure d’interdiction de l’importation de la volaille au Bénin, initialement prévue pour le 1er janvier 2025. La raison avancée est l’insuffisance de la production locale pour couvrir entièrement la demande. Que vous inspire une telle mesure gouvernementale ?
Camille Azomahou : Je vais dire deux choses. La première, cette décision a été annoncée il y a un peu moins de deux ans, précisément, en avril 2023. Donc, tout ce temps-là, jusqu’au 31 décembre 2024, nous ne comprenons pas en quoi il y a une utilité d’un moratoire maintenant. Comment pourrait-on appeler tout ce temps écoulé ? C’est une question que nous nous posons juste pour dire qu’il y a quelque chose qui ne tourne pas très rond. Et ce quelque chose, nous savons, c’est la résistance, c’est les lobbies des importateurs qui sont à l’œuvre. Ni moins ni plus. Deuxième chose que je veux vous dire, quand on avance comme raison, la production nationale n’est pas suffisante, vous pouvez écrire noir sur blanc, si c’est la raison fondamentale, c’est qu’il n’y aura jamais interdiction, ni limitation, ni réduction de l’importation des viandes de volaille congelées au Bénin. Pour la simple raison que, Monsieur le journaliste, aucun opérateur économique ne peut faire engloutir un milliard voir plus dans un secteur d’activités, sachant bien qu’il y a une concurrence déloyale qui est là et qui désarticule la filière, qui perturbe les producteurs et les acteurs de la filière. Vous voulez qu’un investisseur mette ces milliards dans cela ? Non. Pour mettre en place un couvoir qui permette de produire les poussins d’un jour, que les éleveurs utilisent pour pouvoir produire de la volaille pour la viande, au bas mot, un couvoir moyen, c’est autour de 1,5 milliard, 1,8 milliard de FCfa. Vous allez demander à quelqu’un dans ces conditions d’investir ses sous dans une incertitude totale ? Ce n’est pas possible. Aucun pays au monde, je l’affirme de façon péremptoire, même en Afrique, tous les pays qui ont fait cette interdiction ou cette limitation de l’importation, n’a attendu que la production nationale soit suffisante, parce que s’il n’y a pas un signal fort du politique, c’est-à-dire du gouvernement, les acteurs ne voient pas leur investissement sécurisé, donc ils n’y vont pas.
Pour preuve, le gouvernement même, dans cette dynamique qui a été lancée en Conseil des ministres, a autorisé un groupe d’investisseurs qui devrait mettre en place de l’élevage des reproducteurs et un couvoir pour produire les poussins d’un jour. Autorisé par le gouvernement pour bénéficier du régime B du Code des investissements publics, il a commencé par y travailler. Mais depuis le 31 décembre 2024, il a commencé par mettre le pied sur les freins, parce qu’il ne sait plus ce qui se passe. Les gens demandent tout simplement que la décision soit actée, peu importe l’option. Cela peut être une option interdiction, comme une option limitation, ou bien une option taxation de l’importation pour faire l’équilibre et permettre aux investisseurs d’avoir un environnement qui les rassure et commencer par investir comme cela se doit. C’est vous dire, en somme, que les gens sont prêts. Il y a même eu des initiatives. Mais pour la simple raison qu’on a commencé par apprendre que la décision est reportée, ou bien qu’il y a un moratoire dont on ne donne même pas la date, vous comprenez que les gens n’iront pas comme cela. Ils ont commencé par ralentir leur élan. C’est un gros engouement qui est né depuis la déclaration d’interdiction et les gens se préparent véritablement. Mais actuellement, il y a un ralentissement. Nous, nous allons jouer notre rôle pour donner la juste information. À chaque fois que vous allez vers nous, nous allons donner les bonnes informations avec des éléments illustratifs, des éléments probants, des éléments physiques de terrain qui permettent de rassurer le décideur. J’en aurais terminé en disant que le 13 avril 2017, nous avions été reçus par le chef de l’Etat actuel, soit un an après son investiture. Et il était en accord avec nous. Il a même dit, qu’il était même pressé. Il a suggéré qu’on prenne trois ans pour finir avec cette affaire. Et patatras, après, c’est les mêmes refrains au bout des trois ans qui ont commencé. Et cela a été différé. Cette fois-ci, en 2023, on l’annonce pompeusement, et puis les mêmes refrains continuent. Avec ce que nous voyons, il y a quelque chose qui ne tourne pas rond. Si on ne le fait pas, on n’aura jamais cette suffisance dont on parle. On est dans du cycle court et il n’est pas difficile de rendre disponible de la bonne viande blanche.
Quelle la capacité réelle de production locale face à l’importation annuelle de poulets congelés évaluée à 100 000 tonnes ?
Quand on parle de 100 000 tonnes de viandes de volaille importées, par le passé, cela faisait même plus que ça. S’il vous plaît, 85 % environ sont renvoyées par la contrebande au Nigeria. C’est cela qu’on ne vous dit pas. En réalité, c’est à peu près 15 000, grand maximum 20 000 tonnes qui représentent le besoin ou la demande au plan national. Le reste, c’est les initiatives de production qui ont un coût malgré cet environnement peu sécurisant. Actuellement, le Bénin, d’après les chiffres tenus par l’Interprofession de l’aviculture du Bénin au 31 décembre 2023, produit 25 000 tonnes de viande de volaille par an. Le besoin est plus du double, on en convient. Et c’est pourquoi, il faut travailler à augmenter la capacité. Les 25 000, c’est la capacité de production réelle. Mais la capacité, tutoie 35 000. Il y a des infrastructures qui existent. Mais compte tenu de la concurrence déloyale de ce business d’importation des viandes de volaille congelées, les gens ont laissé et se sont concentrés sur la production des œufs seuls parce que cela passe pour le moment. Tout au moins depuis 2014, on a réussi à faire bloquer l’importation des œufs réfrigérés par bateau parce qu’il y en a eu par le passé. Et donc, les gens se sont beaucoup plus concentrés sur cela. Et les infrastructures sont là. Mieux, depuis cette annonce, les gens ont apprêté d’autres infrastructures. Les gens ont accru ces infrastructures-là qui sont installées s’apprêtant pour commencer par produire. Vous et moi, nous savons qu’on est dans une situation où si vous n’avez pas le marché garanti, si vous n’êtes pas sûr du marché, vous ne pouvez pas investir tout de suite. Il faut vendre son produit avant de l’avoir produit. Quand je parle de concurrence déloyale, je veux vous dire pourquoi souvent on dit cela. En fait, ce qui est importé, Monsieur le journaliste, ce n’est pas du poulet pour près de 80%. Le saviez-vous ? Je crois que non. C’est plutôt des poules pondeuses qui ont pondu et ont fini leur carrière. A l’extérieur d’où viennent ces viandes, ils font ce qu’on appelle une nuit artificielle pour relancer encore la ponte pendant 6 à 9 mois. In fine, la poule est vidée de tout, complètement. Et chez eux, cela ne se mange pas. Ils payent la voirie qui vient les enlever pour les conduire dans les industries de fabrication d’aliments pour chien, cheval, etc. Quand eux, ils veulent manger viande de volaille, c’est poulet de chair, c’est volaille de chair, c’est dinde, etc. Nous, on produit du poulet ici et non ce qu’on nous importe. Si c’est ce qu’on nous importe, nous l’avons aussi parce que nous produisons des œufs. Encore que pour nous, on ne fait pas, pour la plus grande part, cette nuit artificielle. Et donc, c’est très savoureux et certains en raffolent. Quand eux, ils prennent ces produits, cela ne coûte presque rien. C’est le franc symbolique qui est payé pour amener cela. Et donc, vous voulez que ceux qui investissent lourdement pour produire des poulets de chair soient compétitifs par rapport à cela ? C’est non. La concurrence, elle est totalement déloyale.
Au niveau des producteurs, quelles dispositions avez-vous prises en matière d’infrastructures pour pouvoir véritablement faire face à la demande nationale?
Je vais vous donner quelques chiffres. Avant même l’annonce de cette interdiction, depuis 2018, l’Interprofession avait commencé par travailler pour densifier la production locale surtout suite à l’audience qui a eu lieu avec le président de la République. Cela a fait que, en ce moment, on était pratiquement à zéro abattoir parce que pour produire du poulet de chair, il faut avoir d’abattoirs d’une certaine capacité sinon, c’est voué à l’échec. Aujourd’hui, on compte dans le pays quatre abattoirs de capacité, chacun, en moyenne, 4000 volailles par jour. Ce n’est pas très industriel, mais ce n’est pas rien. Il y a un seul qui est fonctionnel pour le moment parce que la raison que je vous ai donnée est là. Si on n’arrive pas tout au moins à acter la décision, une décision de limitation de l’importation, les acteurs ne sont pas prêts à commencer par faire tourner la machine. En termes de charcuterie, il y a également des initiatives. Et aujourd’hui, vous pouvez compter au moins trois charcuteries modernes qui font, tenez-vous tranquille, de la volaille abattue, de la saucisse, des saucissons de volaille, etc. C’est vrai qu’en termes quantitatifs, ce n’est pas encore suffisant. Mais dès lors qu’on voit des initiatives comme cela, c’est des choses qui encouragent à décider pour accompagner les acteurs qui vont avoir l’audace, désormais, d’investir davantage. En termes d’infrastructures, toujours vous avez le volet fabrication d’aliments pour volaille qui est un segment très déterminant. Avant, il y avait une seule industrie de production d’aliments pour la volaille. Mais aujourd’hui, il y a deux autres qui se sont lancées. Une est déjà installée dans la zone industrielle de Glo-Djigbé (Gdiz) pour produire. Lorsqu’on a tous ces éléments, que peut-on encore attendre en donnant un moratoire ? Le moratoire s’adresse à qui ? Si c’est pour que la production soit totalement suffisante d’abord, la décision ne sera jamais prise. Ce n’est pas pour être un oiseau de mauvais augure. Il faut une décision actée du gouvernement pour l’encourager. Le Togo qui tergiversait depuis a pris une décision en fixant un quota. Il a été imposé aux importateurs d’acheter 10% de la production locale pour revendre. Cela, pour commencer par encourager les producteurs locaux.
Depuis le 1er janvier 2025 date à laquelle la mesure est sensée entrer en vigueur à ce jour, des séances ont-elles été organisées entre l’Exécutif et les producteurs pour discuter de la faisabilité ?
Après l’annonce de la mesure d’interdiction notamment le deuxième semestre de 2024, il y a eu beaucoup d’échanges. Il y a eu même des ateliers de haut niveau de concertation incluant les ministères de l’Agriculture, de l’Industrie et du commerce et les potentiels industriels car il s’agit d’industrialiser la production avicole. J’ai participé à au moins ¾ desdites concertations.
Qu’est-ce qui a été dit au cours de ces séances d’échanges ?
C’est cela qui nous surprend car tout le monde était en ordre de bataille pour aller vers l’interdiction. Il était question d’évaluer les cas et la stratégie à mettre en place pour que chaque partie prenante puisse jouer son rôle. Nous sommes allés jusqu’à évaluer le nombre de poussins d’un jour chair à mettre en place chaque année. Si les industries de production de ces poussins ne se mettent pas très tôt en place pendant un ou deux ans, le gouvernement peut subventionner une partie de ces poussins qui seront importés pour produire afin de démarrer en attendant que les grands groupes soient prêts. Toutes ces évaluations ont été faites et chaque partie prenante savait déjà à quoi s’en tenir. Pour nous, c’est une grosse surprise qu’à la fin de l’année 2024 et début de l’année 2025, on n’entende plus rien et c’est lors d’une rencontre que l’interprofession a demandée, qu’on nous laisse échapper que les acteurs ne sont pas prêts, on a décidé de reporter. Depuis 2003, on ne fait qu’aller de report en report. Lorsqu’on dit qu’on reporte sans donner d’échéance, cela veut dire que c’est ad vitam aeternam.
L’Interprofession a-t-elle été saisie officiellement pour notification de la décision de moratoire ?
Jusqu’à l’heure où je vous parle, l’Interprofession qui est la faîtière de la filière avicole n’est pas encore saisie par un courrier pour annoncer le report de la décision d’interdiction à telle échéance et dire ce que le gouvernement veut de nous en matière de comportement.
Un mot de la fin ?
Mon mot de la fin est en deux volets. Le premier, c’est un cri de cœur à l’endroit du président de la République. Les gens intoxiquent le gouvernement en faisant croire que les acteurs n’ont pas la capacité de produire suffisamment pour nourrir nos populations. Je viens de démontrer qu’il y a des initiatives. Je souhaiterais que le chef de l’Etat et son gouvernement croient aux acteurs. Au besoin, qu’ils les invitent à une table ronde, à un échange pour se rendre compte de ce qui se fait et ce qu’on attend encore d’eux, pour que la dynamique puisse prendre. Ne pas le faire, c’est comme si cette interdiction ou cette limitation tant attendue pour booster une filière qui recèle de beaucoup de niches en termes d’opportunités d’affaires et de création de richesse, c’est refuser son développement. Le deuxième volet, c’est à l’endroit des acteurs. Je voudrais leur demander de ne pas se décourager, de poursuivre les initiatives et la mayonnaise finira par prendre car c’est une mission noble que de donner à manger à sa population.
Propos recueillis par Serge Adanlao