Les impacts de la réforme structurelle du secteur de la décentralisation sont évidents au Bénin. Pour Franck Kinninvo, personne ressource en communication et expert en décentralisation et en gouvernance locale, cette réforme était nécessaire pour changer le paradigme de la gouvernance locale afin d’impulser un réel développement aux Communes. Lire ses propos.
Le Matinal : Un an après la mise en œuvre de la réforme structurelle du secteur de la décentralisation au Bénin, quel bilan peut-on en faire selon vous?
Franck Kinninvo : Disons qu’après un an de mise en œuvre de la réforme structurelle du secteur de la décentralisation lancé le premier avril 2022, on peut se réjouir quand même de voir un certains nombre de mutations positives, de mutations qualitatives s’opérer dans l’ensemble des 77 Communes de notre pays. La réforme structurelle du secteur de la décentralisation a ciblé non seulement les Communes mais aussi le niveau infracommunal et local. Donc cette réforme a impacté non seulement les élus locaux, les maires, l’administration communale mais aussi au niveau arrondissement, quartier de ville et village. Le bilan qu’on peut faire de cette réforme, c’est d’abord de saluer le courage politique du chef de l’État qui a trouvé la démarche nécessaire pour manier le bâton et la carotte. C’est une réforme très difficile parce que, concernant les élus, et donc qui peut engendrer des problèmes politiques à celui qui mène cette réforme de manière sincère et courageuse. Il faut également saluer la qualité de la réponse, des solutions apportées. Même si sur certains plans, la solution est vraiment excessive. Donc le premier bilan qu’on peut faire de cette réforme, c’est de saluer la séparation des fonctions techniques, administratives des fonctions politiques. Aujourd’hui, dans nos Communes, il y a cet effort même si c’est aller au-delà de ce qui était attendu. Il y a cet effort de laisser les questions de procédure, les questions qui nécessitent un certain nombre de capacités techniques et administratives, de laisser ces questions-là à des cadres d’un certain profil et de renforcer les élus dans le rôle politique. C’est le premier élément de cette réforme structurelle du secteur de la décentralisation. Le deuxième élément, c’est la disponibilité d’une ressource humaine de qualité à un certain niveau. Au niveau direction, au niveau chef service aujourd’hui, nous avons des cadres d’un bon profil au niveau des collectivités territoriales et le processus est en cours pour étoffer ces postes pour les 77 Communes. Je trouve qu’il faut saluer cet effort. Il faut également saluer la revalorisation du statut de l’élu. Lorsque vous prenez tous les maires aujourd’hui, ils ont une rémunération digne. Une rémunération qui est fixée et qui est payée régulièrement. Vous avez les chefs d’arrondissement et les adjoints au maire qui ont une rémunération digne qui est payée régulièrement. Si nous venons au niveau des conseillers, des chefs de quartiers, des chefs de villages, non seulement la rémunération a été fixée, mais elle est payée régulièrement. Je pense que c’est aussi un acquis de cette réforme structurelle du secteur de la décentralisation. Un autre acquis, c’est véritablement le Fonds d’investissement communal. C’est vrai qu’on parle beaucoup de ce Fonds mais qui prend du temps à venir et je peux comprendre qu’il y a un certain nombre de complexités dans le montage d’un tel Fonds. Et donc, ce Fonds viendra capitaliser les ressources qui sont au niveau du Fonds d’appui au développement des communes (Fadec). Il est vrai qu’il y a eu une réorientation de la coopération au développement de notre pays aux dépens de la décentralisation mais il y a toujours des partenaires disponibles pour financer les collectivités territoriales. Donc on aura, les ressources de l’État, celles des partenaires techniques et financiers et enfin les ressources que l’État peut mobiliser pour les collectivités territoriales sur le marché financier. On espère donc qu’avec les réformes en cours, la qualité de la ressource humaine et l’assainissement des procédures au niveau des collectivités territoriales, qu’il y aura une augmentation substantielle des ressources de l’État vers les Communes. On n’a jamais avec le Fadec dépassé les 50 milliards. Et l’espoir c’est d’aller tutoyer les 100, voire 200 milliards pour les collectivités territoriales. Car sans ressources, on ne peut pas vraiment parler de transferts de compétences. Et sans ressources, les Communes ne peuvent pas assumer leurs responsabilités dans la fourniture des services administratifs et des services sociaux de base aux populations. Je pense que ce sont des gains importants et l’ensemble de ces réformes permet aujourd’hui aux Communes de pouvoir améliorer leur gestion et de pouvoir mieux gérer les ressources matérielles, humaines et financières. C’est un acquis qui se met en place progressivement. L’autre élément, c’est que la gestion de ce qui est réalisé et donc du patrimoine communal va s’améliorer du fait du dispositif, de la cohérence qui sera développée entre le niveau central, celui déconcentré et le niveau décentralisé. Ensemble, on peut avoir une dynamique améliorée du service public dans nos Communes. Ce dispositif peut également permettre d’améliorer la mobilisation des ressources propres et permettre aux Communes d’avoir un certain niveau de d’autonomie, de ressources pour bien planifier les actions et les mener. Donc, le bilan était un besoin qui s’exprimait depuis l’évaluation de la phase transitoire de 2003 à 2006, depuis les premières évaluations et aujourd’hui nous avons une réponse du gouvernement qui permet de changer le visage des collectivités territoriales dans notre pays.
Qu’est-ce qui a véritablement changé au niveau de la gouvernance locale?
Ce qui a véritablement changé dans la gouvernance locale, c’est lorsque les cadres sont orientés vers le développement, lorsque les cadres sont orientés vers les tâches techniques et administratives et de l’autre côté, les élus sont renforcés dans les attributions politiques. On a une dépolitisation de l’administration communale. On a donc au niveau du Conseil communal, des autorités politiques qui jouent leur rôle, au niveau de la démocratie locale, on a des élus qui jouent leur rôle, mais au niveau technique et administratif, on a aussi des cadres. Des cadres relativement indépendants et autonomes pour mener à bien leurs missions et rendre compte. Ce premier élément va donc influencer positivement la gouvernance locale, la gouvernance dans nos collectivités territoriales et permettre d’atteindre plus facilement les objectifs et permet aussi aux élus de mieux se concentrer sur leur relation avec les citoyens et les populations et donc de mieux suivre le travail des techniciens. Ensuite, ce qui a changé au niveau administratif, c’est qu’il y a des procédures qui sont respectées aujourd’hui en matière de gestion budgétaire, en matière des finance locale, en matière de ressources humaines et autres. Il y a non seulement ce respect des procédures mais aussi une production de meilleure qualité et une prise en compte des compétences locales de meilleure qualité. Ces éléments sont donc évidents. Et lorsque l’on regarde les équipements, le matériel roulant qui est donné aux maires aujourd’hui, la rémunération qui est mise en place, c’est une motivation supplémentaire. Les cadres qui sont venus sont aussi très bien payés, une motivation supplémentaire pour atteindre les objectifs de développement et de démocratie locale. Ces éléments de changement sont des choses qui apportent des changements qualitatifs au niveau des collectivités territoriales. Et donc nous attendons la fin de 2023 pour pouvoir faire une évaluation plus approfondie des changements induits par cette réforme structurelle du secteur de la décentralisation.
Comment appréciez-vous les rapports entre le Se et le maire?
Il est évident que les rapports entre les maires et les secrétaires exécutifs focalisent l’attention de tout le monde parce que justement, les uns sont venus récupérer les attributions qui étaient autrefois gérées par les autres. Et donc, je pense que si on fait fi de la mauvaise communication qui a circulé et qui a permis à certains secrétaires exécutifs de croire qu’ils peuvent travailler en opposition aux maires, je crois que aujourd’hui, avec l’intervention de la Cellule de suivi et de la réforme avec les actions du ministère et de la Décentralisation, et le rôle important de certains préfets qui se sont investis à expliquer aux deux acteurs, aux deux autorités locales que c’est dans leur intérêt de travailler en bonne intelligence. Je pense que c’est une innovation d’avoir quand même presque deux capitaines dans le même bateau et donc aujourd’hui, le maire doit s’appuyer sur le secrétaire exécutif pour atteindre ses objectifs et le secrétaire exécutif doit se mettre au-dessus de tout ce que est politique et se mettre au service de la Commune pour apporter son expertise, ses capacités administratives et techniques, sa capacité à coordonner les services municipaux et donner les résultats. C’est vrai qu’au début, il y a eu des couacs, il y a eu des secrétaires exécutifs un peu trop zélés, c’est vrai qu’il y a eu des maires qui malgré les textes, n’ont pas voulu se ranger et mettaient toujours leur pied dans les plats des secrétaires exécutifs. Mais progressivement, je suis convaincu que dès que c’est une réforme qui est et qui s’adosse à une loi, et que nul n’est censé ignorer loi, tout le monde dans un état de droit doit se soumettre à la loi. Je pense que progressivement, ces couacs deviennent rares et deux autorités travaillent ensemble dans beaucoup de Communes surtout dans les Communes où les secrétaires exécutifs étaient des anciens cadres communaux, je crois que les choses se sont facilement mises en place et donc ça devrait aller. Mais je pense fondamentalement qu’il y a des attributions des secrétaires exécutifs sur lesquelles, ils ne doivent pas du tout faire des concessions. Il y a d’autres attributions sur lesquelles ils peuvent facilement travailler avec les maires. Ce n’est pas parce que les textes prévoient que le secrétaire exécutif puisse redéployer le personnel, qu’il va le faire en catimini sans l’associer (le maire ndlr) ou sans même l’informer. Vous savez, en matière de respect de l’autorité, en matière de gestion administrative, il y a des règles de déontologie et des tics. Donc il faut que les uns et les autres travaillent en bonne intelligence dans l’intérêt supérieur de la Commune, de chaque Commune.
A l’aune de la première année d’expérimentation de cette réforme, quelles sont selon vous les insuffisances qu’on peut relever et comment y remédier ?
En matière d’insuffisances, elles sont évidentes. Mais je pense qu’on peut aller jusqu’à deux ans, voire 3 ans, et faire une lecture globale des insuffisances. Pour moi, il est important de redorer le blason du maire, de rééquilibrer un peu les attributions au profit du maire. C’est important, parce que quand nous parlons de collectivités territoriales, il y a d’abord et avant tout, les maires. Donc, cela passe par le fait qu’il ne faut pas exclure le préfet dans la décision par exemple de révoquer un secrétaire exécutif étant donné que c’est le préfet qui va juger en tant qu’autorité de tutelle du respect des procédures. Il y a un certain nombre de signatures qu’il faut redonner aux maires et un droit de regard lié à la qualité de maire qui est aujourd’hui concentré au niveau du Conseil de supervision. Je pense qu’il y a aussi un certain nombre d’éléments qu’il faut développer dans nos Communes, c’est-à-dire, un certains nombre d’outils, de logiciels numériques pour faciliter la gestion de nos Communes. Progressivement, les limites se voient mais il n’y a pas d’œuvre humaine sans limite. Aucune œuvre humaine n’est parfaite dit-on. Et progressivement, je crois que ces éléments-là peuvent être facilement corrigés. L’idée, c’est qu’à mon avis, les secrétaires exécutifs et leurs collaborateurs, les cadres travaillent à tracer des sillons indélébiles en matière de gestion administrative de bonne gouvernance dans les Communes, de sorte que même s’il y a rééquilibrage des fonctions, qu’on ne le retrouve pas les travers. Dans tous les cas, pour moi, lorsque tout ce qui est planification budgétaire est validé par le Conseil de supervision, on n’a plus besoin d’intervention des élus et donc progressivement mettre en place les outils pour qu’il y ait la transparence, pour qu’il y ait plus de suivi, plus de participation citoyenne. Ce sont des éléments que le Code de l’administration territoriale aurait pu capitaliser au vu des nombreuses expériences des Communes béninoises en matière de participation citoyenne et ce n’est pas tard. Dans le cadre d’une relecture, on peut véritablement capitaliser ces expériences et mettre des indicateurs de performances que même les citoyens peuvent renseigner, de même que les bénéficiaires des services. Donc, je pense qu’il y a des outils qu’il faut développer et quelques imperfections qu’on peut corriger au niveau du Code de l’administration territoriale.
Votre mot de fin
Comme mot de fin, je voudrais souhaiter que les acteurs puissent vraiment travailler en ayant à l’esprit l’intérêt général. C’est une réforme qui revient très chère à l’Etat. C’est plus de 22 milliards chaque année, rien que pour payer le personnel administratif et les élus. C’est beaucoup de ressources, il faudrait vraiment que l’Etat puisse avoir le retour sur investissement c’est-à-dire une bonne gouvernance dans les Communes, une meilleure fourniture des services sociaux de base et davantage de démocratie dans nos Communes. Cela est possible. Il faut vraiment travailler sur les outils et mettre en place une stratégie de promotion de l’économie locale. Je pense que ce faisant, les Communes vont démontrer comme c’est le cas dans plusieurs pays du monde que le développement, le vrai développement ne peut qu’être local. Et comme j’ai l’habitude de le rappeler, on dit souvent que la terre ne ment pas, mais si les conditions sont réunies aussi, la décentralisation ne ment jamais.
Propos recueillis par Gabin Goubiyi