(Lire l’entretien exclusif du président de la Centif, Abdou Rafiou Bello, sur la lutte contre le blanchiment de capitaux au Bénin)
Embryonnaire au début des années 2010, la lutte contre le blanchiment des capitaux au Bénin a gagné en maturité grâce à l’engagement politique fort du gouvernement du président Patrice Talon. En effet, depuis 2016, la Cellule nationale de traitement des informations financières (Centif), principal maillon du dispositif de lutte, a bénéficié non seulement de ressources nécessaires mais aussi et surtout d’un cadre légal et institutionnel conforme aux normes internationales. Dans un entretien exclusif, le président de ladite Cellule revient sur la mission de l’institution. Abdou Rafiou Bello dresse statistiques à l’appui, le bilan des 19 années de parcours de la Centif et de son séjour à la tête de l’institution sous-tutelle du ministère de l’Economie et des finances. Il en profite pour déconstruire les préjugés sur la Cellule qui est perçue par une frange de Béninois comme une structure créée pour les surveiller et les traquer. « La lutte contre le blanchiment des capitaux n’est pas sélective. Elle ne vise pas non plus à traquer les populations », rassure Abdou Rafiou Bello. Lire son entretien.
Le Matinal : Depuis 2006, le Bénin s’est doté d’une structure de lutte contre les circuits financiers clandestins, le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme: la Cellule nationale de traitement des informations financières (Centif). Pourquoi était-il nécessaire pour les gouvernants d’alors et pour le Bénin en général, de mettre en place une telle structure ?
Abdou Rafiou Bello : La Centif est une initiative sous régionale instituée par la Directive n°07/2002/CM/Uemoa du 19 septembre 2002 transposée dans l’ordre juridique national par la Loi n°2006-14 du 21 octobre 2006 portant lutte contre le blanchiment de capitaux en République du Bénin. Cette loi a d’ailleurs connu plusieurs mises à jour dont la dernière qui date de février 2024, a conduit à la Loi n°2024-1 du 20 février 2024 portant lutte contre le blanchiment des capitaux, le financement du terrorisme et de la prolifération des armes de destructions massives. En réalité, vers la fin des années 1990, la communauté internationale a pris conscience des ravages de l’intégration des ressources d’origine illicite dans les économies. En effet, il a été prouvé que l’introduction des ressources issues des activités criminelles comme la corruption, le trafic de drogue, le trafic d’enfants, etc. peut perturber durablement l’économie en privant les populations de l’accès aux ressources stables et renforcer la fragilité du système financier qui deviendra prisonnier de ces flux extrêmement volatiles.
Chaque pays est donc appelé à mettre en place des lois et des dispostifs de lutte contre le blanchiment des capitaux afin de protéger le système financier des activités criminelles et assurer la solidité, l’intégrité et la stabilité de l’économie nationale. Faute de quoi, le pays sera exposé à de lourdes sanctions du fait de son positionnement sur la liste des pays dont les systèmes financiers sont peu sûrs.
Les Cellules de renseignements financiers appelés Cellule nationale de traitement des informations financières (Centif) dans les pays de l’Uemoa, Agence nationale d’investigation financière dans certains pays de l’Afrique centrale, Nigerian financial investigation unit (Nfiu) au Nigéria, etc., sont au cœur de ce dispositif.
En quoi consiste la mission de la Centif, structure sous-tutelle du ministère de l’Economie et des finances au Bénin ?
Comme je le disais tantôt, la Centif est une Cellule de renseignements financiers, c’est-à-dire une unité administrative chargée de produire de l’information financière en vue de lutter contre les flux financiers illicites liés au blanchiment de capitaux et au financement du terrorisme au Bénin.
Aux termes de l’article 96 de la Loi n°2024-1 du 20 février 2024, la Centif est chargée de receuillir, d’analyser, d’enrichir et de diffuser du renseingnement financier dans le cadre de la lutte contre le blanchiement des capitaux. La Centif développe également en relation avec les autres entités publiques, l’action internationnale de lutte contre le blanchiment des capitaux, le financement du terrorisme et de la prolifération des armes de destructions massives. Elle diffuse des notes d’informations stratégiques, des alertes et des études de typologies pour informer le public et mettre à nu les circuits de blanchiments afin de faire échec au recyclage des produits et revenus criminels dans l’économie en général, le secteur financier en particulier.
Pour conduire avec succès ses missions, la Centif est dotée d’une autonomie administrative et d’un pouvoir de décision autonome sur toutes les matières relevant de sa compétence c’est-à-dire toutes les questions relevant de la lutte contre le blanchiment de capitaux au Bénin, le financement du terrorisme et la prolifération des armes de destruction massive. Elle ne reçoit aucune instruction et ne subit aucune influence dans le cadre de ses investigations.
Pour mener à bien sa mission, la Centif reçoit de droit, des informations des entités du secteur privé appelé assujetis et des administrations publiques, conformément aux dispositions de la loi relative à la lutte contre le blanchiment de capitaux, le financement du terrorisme et de la prolifération des armes de destruction massive en vigueur dans notre pays, une loi uniforme commune aux huit pays de l’Uemoa. Cette loi accorde à la Centif un droit de communication étendu de sorte qu’aucun secret professionnel ne lui est opposable.
Les résultats des investigations de la Centif sont transmis au Procureur spécial de la Cour de répression des infractions économiques et du terrorisme (Criet) qui a l’obligation d’engager des poursuites à l’encontre des personnes et/ou entités visées. Le Procureur spécial n’a pas à juger de l’opportunité des poursuites lorsqu’il est saisi d’un rapport de la Centif. La Centif peut également partager les résultats de ses investigations avec les administrations fiscales et douanières, les autorités de contrôle, et la Police républicaine.
19 ans après la création de la Centif, quel bilan peut-on faire en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux au Bénin ?
En termes de bilan, il faut dire que la Centif est restée à l’avant-garde de toutes les initiatives prises dans le cadre de la lutte contre le blanchiment des capitaux au Bénin. Le dispositif de lutte contre le blanchiment des capitaux qui était embryonnaire au début des années 2010 a gagné en maturité grâce à l’engagement politique fort du gouvernement qui depuis 2016 a renforcé la Centif, principal maillon dudit dispositif, non seulement en lui donnant les ressources nécessaires mais aussi et surtout en mettant en place un cadre légal et institutionnel largement conforme aux normes internationales. De façon précise, les actions de la Centif au cours des 19 dernières années peuvent être décomposées en trois phases. Les premières mandatures ont formé, sensibilisé et éduqué afin de faire prendre conscience du phénomène de blanchiment d’argent. La deuxième phase a permis de mettre en place les outils et surtout d’assurer la conformité de la place financière béninoise aux normes internationales. La troisième phase qui se poursuit est celle du renforcement de l’efficacité et de la modernisation de la Centif.
De façon quantitative, quelques chiffres peuvent illustrer le bilan de la Centif de 2019 à 2024 : 1631 dossiers ont été traités dont 104 ont été transmis au Procureur spécial ; 850 dossiers ont fait l’objet de partage avec la Direction générale des impôts, la Brigade économique et financière, la Brigade criminelle et le Centre national des investigations numériques (Cnin) (Ex-Ocrc). En 2024 par exemple, les rapports partagés avec la Direction générale des impôts (Dgi) lui ont permis de procéder à des redressements fiscaux et de récupérer près de 4,9 milliards de FCfa auprès des contribuables indéliquats.
Depuis le 31 juillet 2024, vous êtes le patron de la Cellule. Quelles sont les actions déjà menées et dont vous êtes fier ?
Du 31 juillet 2024 à ce jour, le temps me paraît court pour dresser un bilan et encore moins tirer des motifs de fierté. Le défi de la Centif aujourd’hui est de renforcer son efficacité en matière d’analyse et de traitement des informations reçues ou collectées de sorte à faire échec aux circuits financiers illicites, au blanchiment de capitaux et au financement du terrorisme, y compris les infractions sous-jacentes associées et leurs auteurs.
Depuis ma nomination, mes actions s’inscrivent dans ce sillage et dans la poursuite des intiatives prises par mes pédécesseurs. Je m’attèle donc à travers une vision claire, à mettre la Centif au service de la salubrité économique et financière en vue de la bonne gouvernance et du développement économique du Bénin. J’ai donc entrepris de doter l’institution d’un plan stratégique dont la mise en œuvre contribuera à moderniser les outils de production des renseignements financiers de la Centif à travers l’interconnexion aux bases de données et la digitalisation du processus de traitement des informations financières reçues ou collectées. Il faut dire que grâce à la vision du chef de l’Etat, Patrice Talon, le Bénin est un des rares pays de la sous-région à disposer de base de données complètes dans plusieurs domaines, notamment l’identification des personnes, des entreprises et des biens, la documentation des voyages et des déplacements, les déclarations douanières et fiscales et même les antécédants criminels des personnes. Tout ceci constitue des atouts précieux qui devront être exploités par la Centif pour avoir accès à une diversité de sources d’informations pour affiner ses investigations afin de produire des renseignements financiers de qualité et utiles aux autorités d’enquêtes et de poursuites dans les affaires liées au blanchiment de capitaux et au financement du terrorisme y compris aux infractions sous-jacentes.
Je voudrais également souligner les relations excellentes avec la Brigade économique et financière (Bef), la Direction générale des impôts (Dgi), le Centre national d’investigations numériques (Cnin) et la Criet avec qui nous avons collaboré sur plusieurs dossiers dont certains ont abouti à des condamnations.
Dans l’exercice de sa mission, la Centif est perçue par nombre de Béninois comme une structure créée pour les surveiller et les traquer. Que leur répondez-vous?
Il n’y a pas de raison d’avoir peur de la Centif ou d’éviter de déposer son argent dans les banques en raison d’une quelconque action de la Centif. La Centif ne traque pas les citoyens pour leur nuire ou pour entraver leur liberté économique ou financière. Le dispositif mis en place permet de remonter des informations sur des opérations susceptibles de cacher un crime ou un délit. S’il est vrai qu’un pays sérieux ne doit pas laisser les opérations criminelles prospérer sur son territoire, il n’en démeure pas moins que la lutte contre le blanchiment ne saurait se faire au détriment de la population ni dans le but de décourager les investissements.
Nos concitoyens doivent savoir que les effets de la stigmatisation d’un pays ou les sanctions imposées du fait des défaillances de son dispositif de lutte contre le blanchiment des capitaux, peuvent être beaucoup plus dévastateurs que les gènes occasionnées. Lorqu’il est considéré que le dispositif de lutte contre le blanchiment des capitaux d’un pays est défaillant, les investisseurs internationaux vont le considèrer comme risqué. Les banques internationales exigeront des contrôles plus stricts sur les opérations avec ce pays et augmenteront les coûts des transactions. Les banques nationales auront du mal à réaliser des opérations avec l’étranger par défaut de correspondants. Ce qui veut dire que les populations auront du mal à faire des transferts à l’étranger, les importations de biens vont revenir beaucoup cher. Ce qui pourrait entrainer la pénurie de certains biens et une hausse généralisée des prix. De même, l’Etat aura du mal à lever des fonds à l’étranger pour le financement des Programmes d’actions du gouvernement.
La Centif peut être saisie comme elle peut s’autosaisir des dossiers. Donnez-nous des exemples dont vous avez été saisis et ceux dont vous vous êtes saisis et qui ont abouti !
Les dossiers traités par la Centif sont frappés du sceau de confidentialité. Je peux juste vous rassurer que la Centif joue efficacement son rôle dans le cadre de la transmission, de partage ou d’échange d’informations avec les autorités d’enquêtes et de poursuites chaque fois que de besoin dans les dossiers de crimes économiques, de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme.
Des accords de partenariat stratégique sont signés entre la Centif et des organismes nationaux et internationaux pour plus d’efficacité dans les actions. L’une des dernières signatures d’accords en date, est avec Benin Control. En quoi consistent ces partenariats ?
La signature des conventions de paratenariat est une bonne pratique recommandée au plan international et consacrée par l’article 129 de la loi sur le blanchiment des capitaux. En effet, les accords de partenariats en définissant un cadre de coopération avec les partenaires, visent à les rassurer quant à l’utilisation des données transmises à la Centif.
Par rapport à Bénin Contrôl, vous convenez avec moi que la société joue un rôle majeur dans le dispositif de gestion des opérations des importations au Bénin. Elle est notamment chargée de la détermination de la valeur en douane des marchandises importées, de la certification des poids et de l’inspection non intrusive des cargaisons débarquées au Bénin. Bien que notre relation avec la Douane soit excellente et satisfaisante, la convention avec Bénin Control permettra de faciliter les remontées d’informations sur les opérations atypiques se déroulement au cordon douanier.
Quelles sont les relations entre la Centif du Bénin et les structures sœurs de la sous-région voire du monde ?
La Centif est membre de réseau mondial des Cellules de renseignements financiers appelé Egmont Group. Ce réseau qui comporte 177 Cellules de renseignements financiers de part le monde, est un canal puissant de partarge et d’échanges d’informations. Grâce à cet outil, la Centif peut recevoir des informations ou faire réaliser des investigations sur n’importe qui dans n’importe quel pays du monde. Cependant, l’appartenance à ce réseau comporte des exigences en termes de sécurité des informations, de confidentialité dans le traitement et surtout d’indépendance vis-à-vis de tous pouvoirs. La Centif est également membre de plusieurs initiatives sous régionales telles le Recen-Uemoa, le réseau des Centif des Etats membres de l’Uemoa, le Forum des Crf de la Cedeao et le réseau des Crf des pays du Bassin du Lac Tchad. L’adhésion à ces intiatives témoigne de la volonté de coopération entre les pays afin de lutter contre la criminalité transfrontalière.
Quels sont vos propos conclusifs pour boucler cet entretien ?
En guise de conclusion, je voudrais d’abord adresser mes sincères remerciements au ministre d’Etat, ministre de l’Economie et des finances qui a su donner les impulsions nécessaires pour faire de la Centif ce qu’elle est aujourd’hui. Mes remerciements vont également à toutes les parties prenantes qui nous accompagnent. Que ce soit nos partenaires privés ou les collègues des administrations que nous sollicitons à tout moment lors de nos investigations. Une mention spéciale aux partenaires techniques comme la Giz, SecFin piloté par Expertise France, la Banque mondiale et le Fmi pour leurs diverses assistances bien appréciées. Je ne terminerai pas mes propos sans rappeler à nos compatriotes que la lutte contre le blanchiment des capitaux n’est pas sélective. Elle ne vise pas non plus à traquer les populations.
Propos recueillis par Serge Adanlao